[MUSIQUE] [MUSIQUE] Si la matérialité de la frontière n'est pas aussi constitutive de cette même frontière, et si c'est la loi qui est première, comme je le proposais il y a un instant, si c'est la loi qui est, intimement, ontologiquement, constitutive de la frontière, elle n'est pas seulement un attribut. La frontière n'est pas simplement un attribut de la loi en tant que tel, elle est proprement constitutive de la loi, parce qu'une loi n'existe que parce qu'elle a une aire d'application et qu'elle a une limite de cette application, que la frontière est là pour lui donner une limite à l'application elle-même. Dire que la frontière est un attribut de la loi, et plus même qu'un attribut, un élément constitutif de la loi, c'est dire, de façon plus générale, que toute forme d'ordre social, politique, juridique, a besoin de limites pour exister en tant que tel. Et pour illustrer cette proposition, ce postulat, j'aimerais faire référence à un philosophe du droit très important, Carl Schmitt, qui, au-delà de la réflexion sur le droit, a bien montré à quel point, précisément, les limites, les discontinuités, étaient fondatrices de ces diverses formes d'ordre social, moral et politique. Tout en s'intéressant plus spécialement aux territoires étatiques, aux frontières étatiques, Carl Schmitt prend du recul et réfléchit à l'étymologie du terme grec ancien qui signifiait frontière et qui signifiait loi en même temps, le nomos, et le nomos, dit-il, vient étymologiquement de nemein, un mot qui signifie aussi bien partager que faire paître. Le nomos est donc la configuration, dit-il, est donc la configuration immédiate sous laquelle l'ordre social et politique d'un peuple devient spatialement perceptible, la première mensuration et division des pâturages, c'est-à -dire la prise de terres et l'ordre concret qu'elle comporte et qu'elle engendre à la fois. Donc Carl Schmitt nous invite à penser la loi comme étant une institution qui a une aire d'extension, qui a besoin d'une aire d'extension et qui a besoin d'une limite à cette extension pour être véritablement opératoire, et nous propose de l'ancrer dans une sorte d'anthropologie de l'espace, de l'anthropologie du politique, et de l'anthropologie des limites. Hannah Arendt, qui s'est plutôt intéressée, elle, à la cité antique et aux limites de la cité antique, dit quelque chose, somme toute, d'analogue, en nous disant, et vous le voyez à l'écran, que ce qu'elle appelle la loi-muraille, et non pas la muraille qui ferait loi mais la loi qui a valeur de muraille, la loi-muraille est littéralement un mur à défaut duquel on aurait pu avoir simplement une agglomération de bâtiments, de maisons, de personnes, une ville, mais non pas une cité. Autrement dit, la loi définit une communauté politique. Conçue de la sorte, à la façon de Carl Schmitt ou à la façon d'Hannah Arendt, la frontière est donc indiscutablement de nature politique et juridique avant toute autre chose, elle est ce qui permet à une communauté politique d'exister et de se représenter elle-même. La frontière est donc plus qu'une matérialité, elle est d'abord et avant tout une institution ou une forme institutionnelle. Elle est même de l'ordre, plus généralement, des institutions sociales et politiques qui régissent nos sociétés modernes. Ce faisant, elle est donc partie prenante de l'institution de l'ordre social, moral et politique. À vrai dire, c'est ce que voulait déjà dire Blaise Pascal quand il est écrivait Vérité au- delà des Pyrénées, et fausseté en deçà , vérité en Espagne et fausseté en France ou l'inverse, c'est-à -dire suggérer que ce qui est vrai, ce qui est juste d'un côté de la frontière peut être faux et injuste de l'autre côté de la frontière puisque, encore une fois, la frontière démarque deux formes d'ordre moral. Si on va encore un peu au-delà et si on accepte cette idée que la frontière est une forme d'ordre institutionnel, qu'elle participe de la construction des institutions, on peut aussi considérer qu'elle est une composante de l'imaginaire social et politique de l'espace. Autrement dit, que la frontière, pour exister, et pour illustrer ou rendre possible les institutions qui l'accompagnent, nécessite ou requiert une croyance partagée sur le bien-fondé ou la légitimité des lois et les modalités de leur application et tout ce que les lois et les modalités de leur application impliquent. L'imaginaire social et politique de l'espace, autrement dit, nos sociétés, nos communautés, reposent sur une certaine façon de penser l'espace et ses discontinuités, institutionnalisent ces discontinuités, et la frontière en est une des formes privilégiées. Si donc la frontière, notamment dans le sens le plus moderne qu'on lui accorde aujourd'hui, est une discontinuité entre des territoires d'États conçus comme autant d'institutions, on peut aussi comprendre que le droit international, aujourd'hui, qui attache tant d'importance aux frontières, soit pensé tel qu'il est pensé, c'est-à -dire sur le mode de la prise en compte de la capacité de chacun des États à avoir un territoire propre, à définir des frontières avec ses voisins, et de considérer que les États et les territoires étatiques sont pensés sur un mode équivalent, sans hiérarchie de principe juridique entre les différents États correspondants. Autrement dit, la frontière n'est jamais vraiment étatique, elle est toujours interétatique. Elle est toujours négociée, par la guerre ou par les traités, entre deux états pour circonscrire et se mettre d'accord sur la circonscription de leurs territoires respectifs. La frontière interétatique est donc une discontinuité entre des occurrences, des items, d'une même catégorie des territoires étatiques, et en cela elle se distingue un peu d'autres frontières ou d'autres limites qui sont étudiées dans ce cours, qui n'ont pas toujours cette caractéristique de mettre de l'ordre dans des objets qui seraient conçus sur un mode rigoureusement équivalent. Penser la frontière de cette façon, avec la base juridique que je propose de lui donner, de la rapporter à la loi et à la nécessité de la loi d'avoir une aire application, des limites à son aire d'application, c'est déjà une façon ou une indication sur le rapport qui existe entre frontière et identité. Et cette façon d'articuler la question des frontières et des identités est une caractéristique de l'ensemble de ce cours et pas simplement ce module, parce que la frontière interétatique n'existe que parce qu'elle participe d'un imaginaire social de l'espace qui spécifie ceux qui le portent, ceux qui l'actualisent et ceux qui se reconnaissent en lui. Donc nous sommes porteurs, dans les imaginaires sociaux dont nous sommes partie prenante, porteurs de cette idée que la frontière et les territoires qu'elle délimite participent de notre propre façon de penser l'espace et de penser notre territorialité. C'est évidemment, à nouveau, le passeport, ou la pièce d'identité, qui peut marquer ce rapport entre frontière et identité puisque nos pièces d'identité nous singularisent sur le mode administratif et juridique, et j'ai rappelé tout à l'heure qu'il jouait un rôle dans le franchissement des frontières, évidemment, mais ça va également au-delà des identités personnelles pour les identités collectives, puisque, encore une fois, la frontière désigne, circonscrit des collectifs ou participe de la définition de collectif et donc elle participe de l'identification de ces identités collectives. C'est donc bien de cette façon-là qu'on va traiter de frontières interétatiques dans ce module, dans l'esprit général de l'ensemble de ce cours, le rapport qu'il y a entre frontière et identité collective principalement. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE] [AUDIO_VIDE]