[MUSIQUE] Dans l'activité qui précède, nous vous avons demandé de nous donner votre définition de la notion de français standard si pour autant cette notion existe. Vous avez sans doute déjà réfléchi à cette notion soit par une situation que vous avez vécue soit par une situation dont vous avez été témoin. Vous avez peut-être déjà dit à quelqu'un qu'un mot qu'il avait utilisé ou une tournure n'était pas du "bon" français. On vous l'a peut-être déjà fait remarquer à vous, on vous a peut-être déjà dit que vous vous exprimiez avec un accent très marqué, on s'est peut-être déjà aussi moqué de votre accent ou vous l'avez peut-être fait avec quelqu'un d'autre. Ce sont ces questions auxquelles nous allons nous intéresser dans ce module. Il est en effet très courant de porter des jugements lorsqu'une personne s'exprime, que ce soit par écrit ou par oral. On peut donc se demander sur quels éléments on se base pour porter ces jugements, pourquoi est-ce qu'on le fait, est-ce qu'il y a des conséquences, si oui, quelles sont-elles? Est-ce qu'il y a des modèles du bien parler? Qui décide? En somme, est-ce qu'il y a des locuteurs ou des locutrices qui sont plus légitimes que d'autres pour s'exprimer à l'écrit ou à l'oral? Je vous propose de commencer par un exemple concret. Vous allez visionner une courte séquence vidéo dans laquelle Guy Parmelin, l'un des sept Conseillers fédéraux suisses, donc une des sept personnes qui dirigent la Suisse, répond aux questions du présentateur du journal télévisé sur la chaîne nationale suisse romande, la RTS. Vous allez une fois cette vidéo visionnée, devoir répondre à une question qu'on va vous poser, pour laquelle il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. On va simplement vous demander de donner votre avis. Regardez. >> Voilà , Guy Parmelin. On a vu ces images, beaucoup de réactions. Est-ce que vous regrettez cette expression, "l'oreiller de paresse"? >> Ecoutez, je crois que l'interview a eu lieu en allemand. La traduction c'est "Ruhekissen", "oreiller de repos". J'ai en tout cas personne voulu blesser. Si j'ai blessé quelqu'un, je crois que je le regrette. Ce que j'ai voulu indiquer, c'est que nous travaillons aussi dans ce département et dans toute l'administration fédérale, au niveau du Conseil fédéral, pour trouver des solutions pour chacun, pour essayer de minimiser ces impacts sur l'économie, sur les personnes et sur les gens de façon à ce qu'ils gardent aussi leur job, et que, après cette phase critique, il faut déjà songer à se projeter dans le futur, et que là , il n'y aura plus d'aide, on devra progressivement retourner à la situation normale. C'est simplement ceci que j'ai voulu dire et j'ai personne voulu en tout cas traiter de paresseux, ce n'était pas mon intention. >> Vous allez maintenant visionner une autre séquence vidéo dans laquelle une journaliste de la RTS réagit à la forme des propos utilisés par Guy Parmelin. Après avoir visionné cette courte séquence, nous allons vous poser à nouveau deux questions dans lesquelles nous vous demandons à nouveau de nous donner votre avis. Il n'y a donc pas de bonne ou de mauvaise réponse. Regardez. >> Et quand vous pensiez vous reposer le cerveau avec une interview de Guy Parmelin... >> "Oreiller de repos", j'ai en tout cas personne voulu blesser. >> Aïe, ça fait mal aux oreilles aussi. >> Je vous propose maintenant de décoder ensemble ce qui s'est passé. On a donc une situation formelle, au journal télévisé, un Conseiller fédéral, donc une des sept personnes qui dirigent la Suisse, donc qui occupe une position sociale dominante, utilise, à deux reprises, une tournure étrange, la première fois, "j'ai personne voulu blesser", la deuxième fois, "j'ai personne voulu traiter de paresseux". Cette manière de parler suscite une réaction assez forte, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias. La journaliste de la RTS qualifie cette tournure en disant qu'elle fait "mal aux oreilles". Donc, on a une manière de parler d'une personne, même si cette personne occupe une position dominante, qui est soumise à des jugements et qui suscite des réactions assez fortes. Comment est-ce qu'on peut expliquer la position du mot "personne" dans cette tournure? En fait, dans la structure que l'on attendrait, le mot "personne" se situerait à la fin de la séquence, "j'ai voulu blesser personne". Ici, on a affaire à une antéposition, donc littéralement on va placer "personne" avant, entre l'auxiliaire "avoir" et le participe passé. On peut se demander si c'est un calque de l'allemand puisque Guy Parmelin était en train de parler d'un malentendu qui s'était produit dans un entretien qu'il avait donné en allemand. Est-ce que dans cette situation plurilingue, il a "perdu" son français, ce qui l'a poussé à commettre ce qu'on pourrait qualifier, ce que vous avez peut-être qualifié de "faute" de français? Pour cela, allons voir ce que disent les linguistes. On trouve des explications concernant cette tournure chez les spécialistes qui se sont intéressés aux spécificités syntaxiques des français parlés dans certaines régions, comme on l'observe dans les deux citations suivantes, "j'ai personne vu". ou "j'ai personne regardé, personne salué, personne remercié". Ces auteurs ont examiné l'aire d'extension de cette tournure. Elle s'étend à la Suisse romande, au territoire suisse romand mais aussi aux régions françaises avoisinantes, puisqu'on la trouve en Franche-Comté, en Savoie, en Isère et même jusqu'en Ardèche. Le linguiste français Mathieu Avanzi a récemment, dans un travail de 2020, cartographié l'aire géographique de cette tournure et, dans son travail, on voit que la Côte lémanique est très bien représentée, puisque c'est l'une des régions où cette tournure est la plus fréquente. Il a aussi montré qu'elle était en déclin puisqu'elle est davantage utilisée par les locuteurs d'un certain âge, mais beaucoup moins par les jeunes. Donc, Guy Parmelin n'est pas le seul, loin de là , à utiliser cette tournure. Mais tout ça, ça ne nous dit pas d'où elle vient. Alors, on a fait l'hypothèse tout à l'heure de l'influence de l'allemand. C'est une hypothèse qui a été écartée très vite parce que si c'est plausible pour la Suisse romande qui est contact avec l'allemand, ça ne l'est pas pour les régions françaises. Il n'y a pas de raison de penser qu'en Ardèche, on aurait une influence de l'allemand. Par contre, l'hypothèse de chercher l'origine de cette tournure dans une autre langue ou dans d'autres langues est plausible, puisque l'aire dans laquelle on trouve cette tournure est l'aire qu'on appelle francoprovençale, dans laquelle les dialectes francoprovençaux étaient parlés. Ils ont longtemps co-existé avec le français. Il y a eu donc un contact entre les dialectes francoprovençaux et le français. Si on compare les deux structures, on voit très rapidement le parallélisme, c'est-à -dire que dans les dialectes francoprovençaux, la place de l'équivalent du mot "personne" se situe exactement là où Guy Parmelin place "personne", c'est-à -dire avant le participe passé. Ça signifie que même disparus, ces parlers ont laissé des traces dans le français avec lequel ils ont cohabité pendant très longtemps. On a d'autres exemples au niveau de l'agencement de la phrase, avec une antéposition aussi qu'on trouve pour le pronom "ça". Dans la structure, "j'ai ça fait", là où ailleurs on aura "j'ai fait ça", avec à peu près la même aire géographique que pour l'antéposition de personne. On a des exemples qui touchent aussi le lexique, le vocabulaire de la langue. Vous allez voir apparaître ici la définition du mot "pive", qui est le "fruit des conifères, donc un cône de pin ou de sapin" selon la définition donnée par le Dictionnaire suisse romand. Un autre terme qui vient aussi des dialectes francoprovençaux est le mot "carnotzet", dont vous voyez la définition à l'écran, qui désigne un "local intime et accueillant d'allure rustique, le plus souvent aménagé dans une cave privée ou publique, où l'on se réunit pour boire et manger entre amis, entre membres d'une société", définition aussi du Dictionnaire suisse romand. Ces termes sont donc des dialectalismes, c'est-à -dire des termes qui proviennent des dialectes francoprovençaux qui sont passés en français et qui sont ensuite restés dans le français. On a des traces de ces dialectes francoprovençaux aussi dans la prononciation. Toujours dans le mot "carnotzet", on a cette double consonne qu'on appelle consonne affriquée, le [dz] dans carnotzet, qui est aussi une trace des parlers francoprovençaux, des dialectes francoprovençaux qui cohabitaient avec le français. Alors, est-ce qu'après avoir eu ces explications, vous avez changé d'avis sur le jugement que vous avez émis sur la tournure utilisée par Guy Parmelin? En conclusion, la manière de s'exprimer d'une personne, que ce soit par oral ou par écrit, suscite des réactions, des jugements, qui, on l'a vu, peuvent être parfois hâtifs et non fondés. Ça peut concerner la morphosyntaxe, donc l'ensemble des structures qui permettent de construire grammaticalement un énoncé, ça peut concerner le niveau lexical, soit l'ensemble des mots d'une langue, le vocabulaire d'une langue, ça peut aussi concerner le niveau phonique ou phonétique, phonologique, donc la manière de prononcer les voyelles et les consonnes d'une langue ou encore le niveau prosodique, soit par exemple la mélodie d'un énoncé. Dans l'exemple qu'on a présenté ici et qu'on a commenté ici, on a vu qu'au final, Guy Parmelin a simplement utilisé une tournure régionale tout à fait adéquate par rapport à la région d'où il vient, tout à fait adéquate par rapport à sa catégorie d'âge, qui s'explique très bien par l'influence des dialectes qui ont cohabité avec le français. Ça signifie donc qu'aucune langue n'est uniforme. Elles connaissent toutes des usages variés: dès qu'on a langue, on a aussi variation. C'est à cette variation, aux réactions qu'elle suscite, à la manière de l'étudier qu'on va s'intéresser dans les modules 2, 4 et 6. Mais vous avez peut-être vécu vous-même déjà une situation de ce type, vous avez peut-être été déjà témoin d'une situation de ce type, en français ou dans une autre langue. Dans l'activité suivante, nous allons vous demander de nous raconter ce qui s'est passé. [MUSIQUE] [MUSIQUE]