C'est complexe, c'est très complexe. Ce mot revient de plus en plus souvent pour définir la situation économique, la situation politique, le problème de définir un individu, une personne, c'est un personnage complexe, et ce mot est utilisé de plus en plus fréquemment et dans le fond, cette utilisation ne signifie pas un progrès dans la connaissance, elle signifie plutôt au contraire une régression, parce que quand vous dites c'est complexe, qu'est-ce que vous voulez dire? Vous voulez dire que c'est pas simple, c'est pas si simple. Mais en même temps, vous voulez dire, eh bien, moi je ne peux pas décrire, je ne peux pas expliquer, je constate que ça échappe à ma conception habituelle. C'est un mot qui en quelques sortes, trahit notre confusion et trahit notre impossibilité de percevoir clairement de quoi il s'agit, c'est un mot, disons, bouche-trou. Et dans le fond, si nous employons sans arrêt ce mot, et si nous le considérons comme un bouche-trou, eh bien, nous avons beaucoup de trous que nous bouchons de cette façon-là, et ce qui favorise les zones aveugles dans notre connaissance et dans notre action dans le monde. Et alors, pourquoi est-ce que nous n'arrivons pas à déchiffrer, à décrypter, à reconnaître ce que c'est qu'une chose complexe? C'est parce que nous avons été formés par notre éducation à ne reconnaître que les choses simplifiées, ce qu'on appelle les idées claires et distinctes selon la formule de Descartes, ça veut dire distinctes, c'est-à-dire bien compartimentées, et malheureusement, quand c'est bien compartimenté, vous oubliez le contexte du texte, c'est souvent une erreur involontaire ou volontaire que l'on commet, quand on extrait une phrase d'un contexte, et on peut faire dire le contraire de ce qu'a voulu une personne. Donc, si vous voulez, nous sommes habitués à éliminer le contexte c'est-à-dire la relation, la liaison entre la chose et son contexte. Ça, nous sommes habitués à ça, et nous sommes habitués quand nous voyons un objet composé de différents éléments à essayer de voir un peu quelle est la façon de voir son caractère simple. Alors nous voyons le tout sans voir qu'il est composé de parties diverses ou bien nous voyons que la base des parties, et nous ne voyons pas le tout. Donc, voilà la situation et ça veut dire que la complexité est un défi à la connaissance, ce n'est pas un mot solution, c'est un mot problème. Et alors, le problème, il est où? Le problème, il est que dans une même réalité, vous avez des traits différents et même apparemment contraires qui se trouvent liés. Par exemple, bonté et méchanceté. Bon. Vous avez une personne, vous pouvez dire le Dalaï-lama il est très bon et vous pouvez vous dire ce criminel il est très méchant. Mais en réalité nous avons affaire à des êtres justement multiples, qui peuvent avoir des bontés pour les leurs, pour leurs familiers, pour les gens qu'ils aiment et des duretés, être impitoyables, à l'extérieur, cela est extrêmement fréquent. Quand nous allons au cinéma, nous voyons par exemple des personnages comme le Parrain, incarné par Marlon Brando, ou par Al Pacino. Bon, nous voyons effectivement un gangster, un être impitoyable, capable de tuer. Mais nous voyons aussi un être qui aime les siens, qui est amoureux, qui aime sa famille, qui est généreux, tout en pouvant être monstrueux. Bon, c'est le cas extrême mais dans le fond, nous avons en fait cette complexité humaine. D'ailleurs nous-mêmes, quand nous sommes dans la salle de cinéma, nous sentons que ce vagabond, ce gangster, ce criminel, ont des aspects humains qui nous touchent, qui nous émeuvent. Mais une fois que nous sortons de la salle de cinéma, eh bien, nous considérons que le gangster est un criminel, que le vagabond est quelqu'un qu'on ne va pas regarder, alors qu'on l'aime quand il est incarné par Chaplin, c'est-à-dire que dans le fond, nous sommes beaucoup plus complexes au cinéma ou quand nous lisons un roman comme Crimes et châtiments, ou quand nous sommes au théâtre et que nous voyons les pièces de Shakespeare, nous sommes beaucoup plus complexes que dans la vie quotidienne où, à ce moment-là, nos habitudes mentales, nos préjugés, dictent notre vision, notre opinion, et notre comportement. Alors, voici donc quelque chose d'important et je vais prendre un autre type d'exemple, qui est celui de l'Ukraine au moment où je vous parle, c'est-à-dire à la mi-mai 2014. Bon. Prenons l'Ukraine. Qu'est-ce qu'il y a de complexe? Eh bien, c'est une nation, mais on a découvert que cette nation, elle est double. Elle est double linguistiquement, elle est double, je ne dirais pas ethniquement parce qu'ils sont Slaves les uns et les autres, mais de par l'histoire culturelle, puisqu'une partie de l'Ukraine a vécu dans le cadre polonais et l'autre partie dans le cadre russe, cette dualité dans l'unité a été secouée par les événements que vous savez et aujourd'hui, nous avons affaire effectivement à un conflit qui même a pris un côté armé ou insurrectionnel de la part de l'est ukrainien. Mais en réalité, ce n'est pas un conflit en vase clos, ce conflit lui-même il a été peut-être suscité et alimenté par deux tentations, ou deux poussées si vous voulez : la poussée, disons, qui venant de la Russie d'aujourd'hui qui ne veut pas que l'Ukraine échappe à sa tutelle, plutôt qui ne veut pas que l'Ukraine entre dans le cadre de l'Union européenne, et la poussée de l'Union européenne, qui elle effectivement veut intégrer l'Ukraine. D'un côté, il y a ce que l'Union européenne offre comme perspectives économiques, comme perspectives de liberté, et de l'autre côté, il y a l'Union soviétique qui offre effectivement une communauté patriotique aux russophones d'Ukraine, mais surtout qui fait peser sa menace, sa pression. Donc voilà une situation complexe qui s'aggrave, disons, avec cette guerre civile et qui a besoin d'une solution elle-même complexe, c'est-à-dire d'un État fédéral qui respecte les droits des deux ethnies, des deux parties, la russophone et l'ukrainophone, y compris d'autres minorités qui s'y trouvent, et non seulement et qui puisse servir à ce moment-là dans une sorte de neutralité par rapport aussi bien à la Russie que l'Union européenne de pont entre l'ouest européen et son est européen qui est russe. Voici une solution, la meilleure, qui serait complexe, et la situation simple, ça tranche, ça coupe en deux, et ça provoque une guerre. Laquelle, du reste, va ajouter à la complexité des relations internationales entre l'est et l'ouest, c'est-à-dire une autre complexité va chasser la première. Voilà un peu le problème, voilà quel est l'actuel, mais on peut le prendre aussi dans de nombreux autres domaines. Et si vous voulez, on voit que la complexité est un défi à la pensée binaire. Il faut faire un effort de réflexion, il faut faire un effort de contextualisation, il faut en quelques sortes donc, être prêt à quitter la vision compartimentée, la vision schématique et la vision simplifiée pour aborder un peu une réalité dont la complexité, du reste, n'est pas excessive, parce que nous avons d'autres complexités beaucoup plus importantes.